La particularité d’un scénario de bande dessinée est de transcrire en texte des images pensées, pour que ce même texte se prolonge ensuite en images dessinées. Bien sûr, une partie du texte sera maintenue en tant que telle sous forme de dialogues ou de récits encadrés, mais l’essentiel du scénario est de décrire une histoire et son illustration ultérieure. Ainsi, le scénariste de bande dessinée n’a nullement besoin de posséder un style d’écriture, il doit avoir un sujet digne d’intérêt et, si possible, original à proposer, et disposer de qualités narratives qui s’épanouiront dans la conception technique du découpage.
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Le travail du scénariste est donc précisément dépeint. Il commence avant celui du dessinateur, et se présente en 3 phases bien distinctes : la première est le synopsis, sorte de résumé de l’histoire destiné à présenter le projet d’album à l’éditeur ; la deuxième est le développement écrit de l’histoire où sont précisés les détails des décors, des scènes d’actions, la psychologie des personnages, les enchaînements et la troisième est le découpage, écrit ou dessiné, où est réalisé l’agencement des cases, c’est-à-dire le plan précis et définitif de la bande dessinée. Cette dernière étape, intermédiaire avec la partie dessin, est sans aucun doute une phase des plus importantes dans la création d’une bande dessinée : c’est là que le scénariste passe le relais au dessinateur et que le texte prend littéralement forme. Lorsque le texte est descriptif, celui-ci s’incarne généralement en décors ou personnages, et les récits encadrés tellement redondants qu’utilisait E.P. Jacobs à outrance ont quasiment disparu de la bande dessinée moderne, préférant la légèreté et la richesse suggestive de l’ellipse. Mais tout l’art du découpage vient ensuite : après avoir décidé des sujets qui s’y trouvent, de même qu’au cinéma, le scénariste doit choisir le plan adéquat afin de mettre en relief la scène de cette case ; ainsi le plan d’ensemble est généralement descriptif et utilisé pour situer l’action, mettant en valeur un décor panoramique particulièrement travaillé et ménageant une pause dans la narration… À l’inverse, un gros plan sera utilisé pour souligner l’intensité de l’action ou des sentiments, faisant disparaître totalement le décor. Les cadres, eux aussi, dirigent la lecture et, en fonction de leurs formes, remplissent une fonction dynamique ; de même le point de vue (perspective, plongée, contre plongée…) donnera un rythme et une direction visuelle de lecture lors de l’enchaînement des plans. Le scénariste montre tout son talent dans sa maîtrise du temps, à la fois celui de l’action à l’intérieur de l’histoire, mais aussi celui de la lecture d’une planche, car une case ne peut s’envisager seule, elle s’intègre dans une planche et doit conduire à la lecture de la suivante le plus facilement possible, de même que la planche ne peut être construite en faisant abstraction de la symétrique lorsque le livre est ouvert. Bref, c’est dans le découpage que réside le véritable talent de narration. Une planche bien découpée se distingue d’abord par son extrême lisibilité : lorsque l’on feuillette un livre, si l’on se surprend à lire une page tandis qu’on jaugeait la qualité graphique de l’album, c’est que l’image parle, et qu’en un clin d’œil, depuis la première case en haut à gauche, le regard à aboutit à la dernière case en bas à droite en ayant saisi toute l’action, rendant parfois le dialogue superflu ! Cette parole-là ne dépend que du découpage et force l’admiration ! Le scénariste de BD « pense et écrit graphique », ça ne s’invente pas ! Il serait donc fort dommage que certains scénaristes se considèrent comme des écrivains, reléguant la presque totalité de l’aspect graphique aux basses œuvres du dessinateur. Il n’y a qu’à voir le bide retentissant lorsqu’un ancien prix Goncourt (Eric Van Cauvelaert) décide de faire de la BD : c’est lamentable ! Tout bon scénariste ne doit en aucune manière dédaigner cette phase essentielle qu’est le découpage. La collaboration d’auteurs à l’élaboration d’albums s’est considérablement généralisée depuis plusieurs dizaines d’années, achevant de cloisonner certaines parties du travail de création : lors des premiers balbutiements de la bande dessinée, l’auteur était seul dans une tâche ingrate, il était nu, il était beau, il assurait tous les rôles ; la distinction scénariste/dessinateur ne se faisait pas. Aujourd’hui, non seulement la plupart des albums sont « écrits à 2 mains », mais parfois 5 à 6 personnes figurent en tant qu’auteurs (scénariste, co-scénariste, storyboarder, dessinateur, encreur, coloriste, lettreur…) dans certaines productions américaines ou encore pour des albums français où c’est l’équivalent d’un studio qui est mis à contribution. S’il est vrai que le dessinateur contribue toujours au découpage (et même souvent au ton et déroulement de l’histoire), il serait parfaitement anormal qu’on s’en décharge totalement sur lui en prétextant sa meilleure connaissance des impératifs graphiques.
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Être scénariste ne s’improvise pas et l’on doit assurer l’écriture et la transposition graphique car cette dernière tâche est sans doute la plus créatrice, d’autant plus que le dessinateur est toujours prêt à l’enrichir. Ainsi, pour beaucoup, le manga japonais a séduit par son approche différente du scénario : la bande dessinée franco-belge est limitée par un nombre de pages par album (46 en général) ce qui oblige les scénaristes à condenser plus qu’ils ne le voudraient ou au contraire à rallonger la sauce… (NDLR : c’est de moins en moins vrai aujourd’hui, notamment chez Casterman ou grâce à des collections de BD en noir et blanc : Encrage chez Delcourt, collection « Rabaté » chez Vents d’Ouest, Avance Rapide chez Bethy, Albin Michel/L’Echo Des Savanes, PLG, etc.) Or le manga autorise le nombre de page que souhaite l’auteur. Ainsi, le rapport au temps est changé, l’ellipse devient moins systématique et le temps de lecture peut se rapprocher du temps de l’action (une seconde qui, psychologiquement durerait une éternité pourrait, par exemple, prendre plusieurs pages). La narration et la lecture changent alors. Aux éditeurs à encourager ce système narratif. Jean-Pierre Liégeois |
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