Serge Le Tendre répond à de nombreuses autres questions dans Faille Temporelle 11. FT : Comment en es-tu arrivé à faire du scénario pour la bande dessinée ? Le Tendre : Je suis toujours étonné de voir comment les parcours peuvent être différents. Certains auteurs arrivent à la BD mus par un propos adulte, comme Spiegelman, alors que pour moi, la bande dessinée est liée à l’enfance. Tout petit déjà, je lisais de la bande dessinée, comme des tas d’autres enfants, sauf que la BD et le dessin animé (indissociables pour moi, à l’époque) correspondaient à un univers d’évasion qui me comblait d’aise et dans lequel je pouvais installer des points de repère. A partir d’un certain moment, il était simple de reproduire cet univers en dessinant, puis en créant un personnage, puis en inventant des histoires à la manière d’untel. Et, de fil en aiguille, j’ai continué à explorer une dimension narrative et graphique. En rencontrant des copains, des gens de talents, des professionnels, je me suis rendu compte que le dessin n’était pas mon truc. Ma démarche était un peu candide et quand j’ai voulu faire abstraction de toutes les influences qui me guidaient, je suis resté devant une page blanche. Par contre, l’écriture du scénario, c’était de la rêverie d’images. Je restais dans l’image, mais, cette fois, en la décrivant. Le bonheur. FT : Tu te sens plus conteur d’histoire ou plutôt metteur en scène de la bande dessinée ? Le Tendre : Franchement, je n’arrive toujours pas à comprendre comment cela fonctionne. D’où vient l’imagination ? Il y a, bien sûr, des clés liées à l’enfance, au quotidien, à des lectures, au cinéma… mais quand je suis séduit par une idée, je me positionne de la façon suivante : j’essaye de savoir pourquoi cette idée me séduit, ce qu’elle évoque en moi et pourquoi j’ai envie de l’exploiter. Ce qui ne veut pas dire que je vais y arriver. A partir de là, je vais essayer de développer une structure, un récit. Ce qui compte, pour moi, avant même qu’il y ait une structure de scénario, c’est le thème. Dans ce cas, j’explore une idée. Je ne sais pas ce que je vais raconter. Je sais que je vais découvrir des choses sur moi. Une fois que j’ai développé le fil conducteur, je deviens un conteur pour le dessinateur. Pas conteur dans le sens large et populaire. Je prends à parti le dessinateur et j’essaye de lui faire partager ma vision des choses et mon enthousiasme. Je me tiens debout devant lui, je lui fais une lecture vivante et j’essaye de l’emmener avec moi, de le séduire, de l’hypnotiser par le récit. A ce moment-là, je fais presque du théâtre. Et je me rends très vite compte si ça marche ou pas. Quand je la raconte, je la vis, cette putain d’histoire, et en même temps, je vois si elle sonne juste ou non et si elle est en accord avec le dessinateur. FT : Si, à ce moment-là, tu te rends compte que la personne que tu as en face de toi n’est pas la bonne, que fais-tu ? Le Tendre : J’essaye de trouver quelqu’un qui soit plus en adéquation avec mon histoire. Parce qu’il s’agit d’un travail de collaboration et, s’il n’y a pas d’affinités, je ne vois pas l’intérêt de se prendre la tête avec le dessinateur. Le but est de partager du plaisir. S’il s’agit juste d’exécuter un travail, j’en ai fait l’expérience, soit la relation reste neutre, soit elle devient problématique. Alors qu’avec un dessinateur qui partage l’histoire on met son amour propre de côté pour penser au récit et à ce que le lecteur doit ressentir. Tout cela est plus ou moins lié au côté conteur, mais il y a également un côté metteur en scène. Je ne sais pas écrire d’une façon littéraire. La preuve est que le livre dont je me sers le plus est le dictionnaire analogique. Je l’ai depuis des années, ce bouquin et je ne peux pas m’en passer. Mon travail de metteur en scène est, lui, un travail de communication avec le dessinateur. Je procède par étapes. D’abord les idées, puis un synopsis sur lequel on va travailler ensemble. Ensuite, j’essaye de faire tout le découpage. Si j’en ai le temps, là aussi, je refais une lecture et, par la suite, on travaille ensemble la mise en scène à proprement parler. On passe quelques jours ensemble et on travaille les roughs pour visualiser l’action. C’est un peu comme si on sculptait de la pâte à modeler. Par la suite, le dessinateur ayant mis en place cette première ébauche, je retravaille mes dialogues parce que dans cette ébauche, les personnages ayant pris vie, je me rends compte que mes dialogues sont ou trop ampoulés ou pas assez explicites ou bien encore tombent à plat. Il faut donc que je colle mes textes au plus près du caractère des personnages.
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FT : Il t’est arrivé d’écrire en collaboration avec d’autres scénaristes (Dieter, Loisel, Makyo, Rey, Rodolphe). Comment cela s’est-il produit ? Le Tendre : C’est un pari. Les dessinateurs ont parfois l’avantage de pouvoir travailler en atelier avec une possibilité de partager un regard critique, des points de vue, une synergie. Pour moi, ça a commencé à Dunkerque avec Pierre Makyo. Il travaillait sur Ballade au Bout du Monde avec Laurent Vicomte et il m’avait demandé mon avis sur son scénario en cours. On avait trouvé ça excitant de partager nos points de vue. On s’est pris au jeu et on a créé Jérôme K Jérôme Bloche pour Dodier. J’ai arrêté au bout de 2 albums parce que Pierre allait trop vite pour moi. J’aime bien travailler à ma cadence qui est plutôt lente. Je reviens souvent sur mon travail, je le digère et je fais des modifications. Pierre Makyo a cette qualité d’avoir de bonnes idées tout de suite. J’ai donc décidé d’arrêter parce que je me sentais un peu inutile. Je me posais plus en regard critique qu’en action créative. Ceci dit, l’expérience est intéressante. Avec Rodolphe, Dieter et Pascale Rey, c’est un peu la même chose. Ça part d’abord d’une envie d’essayer de faire une histoire ensemble. Et puis ça marche ou non… Les Rodolphe, Dieter et Rey sont des gens avec qui j’ai des affinités tant sur le plan professionnel que personnel. L’avantage est que ça permet de faire des histoires mieux ficelées, dans lesquelles les paramètres sont mieux compris, de les faire plus rapidement. L’inconvénient est que ce sont des histoires beaucoup moins personnelles car on ne peut pas y mettre autant de soi au niveau de l’ego, de la libido, du non-dit. On n’a pas les mêmes vécus que le collègue et, même si on a les mêmes phobies ou les mêmes préoccupations que lui, on ne peut pas les exprimer de la même manière car la pudeur entre en jeu et fait qu’on reste à distance du sujet. C’est pour cela que j’ai arrêté progressivement ces collaborations. FT : Quand tu écris une histoire qui t’est personnelle, tu t’auto-psychanalyses, en quelque sorte. Le Tendre : Il y a de ça, oui. Ou plutôt, ça le devient après coup. Mais quand même, ce n’est pas la même démarche que la psychanalyse. Je disais tout à l’heure que pour moi, la bande dessinée était un moyen d’évasion, elle est devenue aussi, au fil des ans, un moyen d’expression. Je me rends très vite compte que si telle idée me plaît c’est parce que s’y trouvent des éléments récurrents qui sont propres à ma personnalité. Que ce soit dans La Gloire d’Héra, dans La Quête de l’Oiseau du Temps, dans L’Oiseau Noir, dans Siloë ou dans Tirésias (ces 2 derniers titres sont en cours de réalisation) et, petit à petit, dans Chinaman, je les reconnais. Ce sont de vieux complices, ils sont toujours là qui veillent et me guident. FT : Ils sont encore plus présents dans Les Errances de Julius Antoine. Le Tendre : Bien sûr ! Pour cette série, le parcours est un peu particulier. Il a fallut que je termine le troisième album pour me dire : “Je vais peut-être faire une analyse.” J’en ai suivi une pendant 6 mois, juste assez pour voir quels étaient les obstacles majeurs dans mon comportement à la vie, ce qui m’a permis de prendre certaines résolutions, mais je voulais terminer cette série avant d’aller consulter un psy, pour garder cette part d’imaginaire trop vive en moi. Il fallait la laisser parler jusqu’au bout ! Ce qui ne m’a pas empêché, plus tard, de travailler sur des idées identiques qui manifestent encore des douleurs terribles. Par exemple, dans La Gloire d’Héra où on touche à un tabou monstrueux : l’infanticide. Dans la tragédie Grecque ou Shakespearienne, c’est presque banal, mais en BD, reconnaissons-le, ce n’est pas courant ! Dans Siloë qui est une histoire de science fiction écrite il y a plusieurs années, je reconnais la même thématique, mais cette fois, il y a une évolution : on y trouve des aspects de plénitude et de réconciliation. FT : Shakespeare disait qu’il n’existe que 3 types d’histoires, que l’on peut décliner à l’infini, mais qui restent toujours les mêmes. Tu adhères à son avis ? Le Tendre : Tout à fait. Pour moi, il y a l’amour, la mort et la recherche de soi qui passe par la rédemption, sinon le personnage est accompli dès le départ et on ne raconte pas l’histoire des gens heureux. Je m’intéresse à un personnage parce qu’il va s’affronter à des obstacles. Donc la rédemption peut conduire à la plénitude, au calme intérieur et, à partir de ce moment-là, l’amour et la mort deviennent des problèmes mineurs. FT : Tu penses qu’on peut atteindre cet état ? Le Tendre : J’aimerais bien, mais j’en suis incapable. Je continue à chercher et je raconte, dans mes histoires, des errances, des basculements dans la folie parce que, tout comme moi, mes personnages ne parviennent pas à trouver leur place. |
FT : Tu aimerais laisser une trace ou bien te contentes-tu de savoir que tu as fais ce que tu devais faire ici-bas ? Le Tendre : Mon ego aimerait bien laisser une trace. Je me souviens qu’au moment ou le premier album de La Quête de l’Oiseau du Temps allait sortir, il y avait une très grosse tension entre l’URSS et la Chine et je me disais : “Pourvu qu’une guerre mondiale n’éclate pas avant la sortie de cet album !” Mon ego était plutôt démesuré. Même si je laisse une trace pour quelques personnes, d’ici moins d’un siècle, ces personnes auront disparu tout comme moi et la trace sera complètement oubliée. Qui dit que dans 20 000 ans, on se souviendra encore de Shakespeare ? On a complètement oublié les constructeurs des pyramides. On voit leur travail, les gens se l’approprient et il devient une partie de leur imaginaire. Ce n’est pas plus marquant qu’une goutte d’eau dans la mer. J’aimerais bien laisser une trace, mais à quoi bon, elle va se diluer à très grande vitesse. Je ne me fais pas d’illusion. FT : Y a-t-il un point commun entre toutes les personnes avec qui tu as travaillé ? Le Tendre : A part dans la série Pour l’Amour de l’Art, il y a effectivement un point commun entre les autres et moi-même. Nos thématiques se rejoignent, même si pour certains elles sont cachées. Il y a également une certaine complicité dans le plaisir et un certain émerveillement. Avec quelques dessinateurs, comme Loisel, quand nous nous sommes remis à travailler sur La Quête de l’Oiseau du Temps, nous avons eu des moments pendant lesquels nous nous étions abstrais du monde. On voyageait ensemble. On partait à la découverte de nouveaux horizons. Par moment, on est habités par l’histoire et c’est quasiment érotique. On partage la même vision. On est en osmose. Tous les dessinateurs avec qui j’ai travaillé partagent des choses avec moi. Ils ne font pas ça pour mes beaux yeux. Ils travaillent sur certaines histoires parce qu’ils s’y reconnaissent quelque part. Ils ne passeraient pas un an à travailler uniquement pour m’aider à faire mon analyse. On m’a souvent demandé si j’aimerais travailler avec certains dessinateurs. Il y en a certains dont je suis admiratif, mais ce n’est pas ce qui compte le plus. Ce qui compte, c’est la relation avec cette personne. Par exemple, aujourd’hui je ne connais pas très bien Stéphane Servain, mais on s’est croisé plusieurs fois et je lui ai proposé de lire L’Histoire de Siloë et je suis convaincu que s’il a accepté de la dessiner, ce n’est pas parce qu’elle est signée Serge Le Tendre car il aurait pu me dire qu’il ne la “sentait” pas, ce qui n’aurait pas été grave, mais il l’a sentie et je ne sais pas encore très bien pourquoi. Il doit y avoir des choses qui lui correspondent et c’est là que ça devient intéressant. Il peut m’arriver d’avoir envie de travailler avec un dessinateur, mais ce n’est qu’en travaillant ensemble qu’il se passe quelque chose… ou pas ! C’est l’inconnu et c’est excitant ! Propos recueillis par Franck Debernardi. |
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